Ivan Kraus: Il n 'y a plus de terre
Rubrika: Literatura – Fejetony
Ce jour d'août de l'année soixante-huit, papa était couché sur le trottoir de la place Venceslas. Il ne s'était pas couché là-bas simplement pour attirer l'attention mais parce qu'il avait entendu un tir et vu des tanks. Il n'était pas seul sur le trottoir. Non loin de lui était descendu au sol un certain professeur de tchèque. A côté du professeur était couché un monsieur qui était de Senohraby et se faisait du souci pour son épouse. Papa le réconforta en lui expliquant que Senohraby était d'un point de vue stratégique sans importance. "Toutes les occupations commencent sur cette place. On fait de belles photos ici et ça rend bien dans la presse", dit-il à la fin. "C'est vrai", acquiesça le professeur, qui se souvint de l'année mille neuf cent trente-neuf. Il dit qu'à l'époque il était à Mustek et qu'il était resté debout. Papa dit que chaque libération avait un air différent, surtout en fonction d'où venait l'armée. Il dit que les Allemands étaient tout à fait ponctuels de sorte que leurs troupes arrivaient toujours à la minute près. Le professeur approuva et rappela l'origine slave des Russes, qu'il qualifia de plus instinctive. "Que viennent-ils faire ici?", demanda l'homme de Senohraby. "Ils sont venus en visite", dit papa et il expliqua que malgré sa petite taille la Tchécoslovaquie était un beau pays jouissant d'un climat agréable, possédant de nombreux monuments et une jolie campagne, et qu'il était naturel de venir dans une telle contrée. "Mais pas en tank!" se fâcha l'homme qui se coucha bien soigneusement près du professeur, sur un exemplaire du Rudé pravo grand ouvert, pour ne pas se salir. Un des tanks, d'où sortait de la fumée, vira subitement en prenant pour cible le Museum et tira. Dans le mur de l'édifice un trou apparut. De l'autre côté de la place une mitrailleuse se fit entendre. A cet instant tous les messieurs se pelotonnèrent. Puis l'homme qui était couché sur le journal manifesta sa crainte que le sang ne soit versé. Le professeur déclara que le peuple tchèque ne versait pas le sang ailleurs qu'à l'hôpital. L'homme de Senohraby dit d'une voix élevée que les Tchèques ne méritaient rien d'autre et que c'était la faute à Masaryk, sans lequel le pays aurait pu être neutre depuis belle lurette, et il avoua être un crétin car il aurait dû partir depuis longtemps en Autriche. Le professeur n'était pas d'accord sur le sujet de la neutralité. Il dit qu'il s'agissait d'une opinion fausse, qui ignorait le cours de l'histoire, il voulut encore parler d'autres facteurs mais cela n'intéressait pas l'homme de Senohraby, parce que ce dernier parlait de son frère qui vivait à Vienne depuis vingt ans. "Je suis pour un socialisme à visage humain, comme Sasha!" protesta l'homme couché sur le quotidien. "Et moi, ce que j'aimerais bien savoir, c'est s'il y aura des pommes de terre ", dit l'homme de Senohraby. Cela agaça l'autre monsieur. Il dit qu'il ne comprenait pas comment on pouvait parler de nourriture dans un moment si crucial, et il lui dit qu'il devait avoir honte. Alors les deux messieurs couchés sur le trottoir se mirent à se chamailler. "Voilà bien le peuple tchèque! Même mis à terre il se dispute", soupira le professeur, qui se mit à se plaindre qu'une telle chose lui arrivait, précisément à lui, qui avait traduit Pouchkine et Dostoïevski. Plus tard, lorsque la situation se calma un peu, et qu'autour des tanks commençaient à se rassembler des petits groupes de personnes, l'homme au journal décida d'aller voir les soldats soviétiques pour s'entretenir avec eux de toute l'affaire. Le monsieur de Senohraby dit qu'il allait chercher des pommes de terre et le professeur laissa entendre qu'il rentrait chez lui. Papa aussi se leva, et partit au bureau. Lorsqu'il découvrit que l'immeuble était occupé et qu'il devait rentrer à la maison pour prendre du repos, il se rendit à Letna. Maman l'attendait déjà. "Que va-t-il se passer maintenant? demanda-t-elle. -Nous devons évidemment nous serrer encore plus les coudes…" commença papa, mais maman lui demanda d'être assez aimable pour garder ses remarques stupides, et lui, par extraordinaire, s'exécuta. Après quelque temps, le parti convoqua papa. Le camarade délégué posa à papa une seule question: est-ce qu'il reconnaissait l'arrivée des armées sœurs comme une aide pour le pays. "Certainement", répondit papa, qui combla manifestement de joie cet homme par cette réponse, parce que ce dernier voulut tout de suite l'enregistrer dans le formulaire des bonnes réponses. Mais papa ajouta qu'il pensait que cette aide était de la même nature que celle que les Allemands avaient fournie au pays. Le représentant du parti se figea et demanda à papa de reconsidérer sa réponse, d'autant plus qu'il se trouvait sur le territoire du parti, mais celui-ci refusa. Lorsqu'il se rendit compte, qu'il n'aurait plus à payer de cotisations, il fut d'autant plus heureux. Et lorsqu'au bureau, on lui signifia qu'il ne pouvait plus travailler parce qu'il avait perdu la foi, il devint retraité : cette profession lui convint tout à fait. Il s'acheta un chien, et allait faire des promenades au parc. Il rencontrait là-bas un tas d'amis et de connaissances, qui avaient également échoué à l'examen. Ils parlaient des chiens, de ce qu'ils savaient faire, de ce qu'ils mangeaient et comment ils se portaient. Papa enseigna à son chien à porter son collier dans la gueule. Il affirmait que c'était un vrai chien tchèque qui savait ce qu'il avait à faire. Et parce qu'il avait finalement assez de temps, il pouvait à nouveau se consacrer au soin des fleurs. Une fois qu'il voulut justement rempoter une plante, apparut dans le magasin la pancarte "Il n'y a plus de terre". Cette information étonnante le déconcerta. "Il n'y a plus de terre…il n'y a plus de terre…", se répétait-il partout où il allait. Ce fut peut-être à cette époque qu'il se rendit compte de l'endroit où il vivait. Sur une terre, qu'il n'avait jamais pu quitter, quand bien même elle s'était transformée en ce que le parti appelait son territoire, parce qu'il avait peur du déracinement. Puis maman le surprit en train de téléphoner. Il essayait de transformer sa voix et de jouer le rôle de quelqu'un du Comité central. Il s'adressait à la gérante de la fleuristerie d'un ton tranchant en lui ordonnant de fournir immédiatement la marchandise qui se trouvait partout en abondance, sans quoi il la ferait muter. Maman affirma que papa se débrouillait bien pour un débutant. Elle dit qu'il ne lui manquait que trente années d'expérience, comme elle, et qu'il devrait encore soigner sa diction et son style, mais qu'elle était somme toute satisfaite de sa performance. Je pense qu'il s'agissait d'un moment marquant parce que ce jour papa entra dans l'illégalité et notre famille s'unifia en même temps politiquement. Il n'est pas étonnant que maman ait été fière de l'action de papa. C'était aussi la première fois qu'il abordait la vie comme elle et gardait finalement les pieds sur terre. |
Traduction T.G.Neufville de tchéque orig. „Zem není“ de livre „Číslo do nebe“ (Un numéro pour le ciel), 1. éd. tch. 1984 – Konfrontace – Zurich |
Tento článek byl v Pozitivních novinách poprvé publikován 20. 08. 2006.
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